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« Le suicide n’est pas une affaire privée, mais touche aussi l’entourage »

Édition n° 136
Déc.. 2022
Prévention du suicide

Beaucoup de gens ont honte de leurs pensées suicidaires et n’en parlent à personne pendant des années. Où que la question soit abordée, il convient de ne pas l’éluder, mais de prêter une oreille attentive, selon le psychiatre Stephan Kupferschmid.

Monsieur Kupferschmid, à quoi remarquez-vous dans votre travail si quelqu’un risque de se suicider ?

Cela se voit généralement durant l’entretien d’admission. Nous travaillons à la clinique selon un processus standardisé. À son arrivée, tout patient est confronté à la question suivante: «Avez-vous des pensées suicidaires ? » Sans être une maladie, de telles pensées sont une cause de souffrances. Au besoin, nous veillons à en parler ensemble et à garantir la sécurité de la personne.

L’expression verbale de pensées suicidaires prime donc sur d’autres signes plus ou moins cachés, comme les scarifications dont on parle souvent ?

De telles pratiques sont courantes chez les jeunes. Quand on se rend dans les classes d’école et qu’on demande : « T’es-tu volontairement fait mal au cours des six derniers mois ? », quatre ou cinq jeunes en moyenne de chaque classe disent ceci: «Oui, cela m’est arrivé.» Il existe une grande variété d’automutilations. Cela va des personnes s’étant fait une fois des scarifications ou s’étant écrasé une cigarette sur l’avant-bras aux jeunes qui s’infligent plusieurs blessures au quotidien. Dans la plupart des cas, ce n’est heureusement pas lié à des comportements suicidaires. Il s’agit pour nous de découvrir qui de ces nombreux jeunes est réellement menacé. Donc qui, au-delà des scarifications, pense par exemple à se jeter sous un train quand il se trouve à proximité de la gare.

Recevez-vous toujours des réponses sincères ? Qu’en est-il si quelqu’un nie avoir des pensées suicidaires, tout en y pensant en secret ?

On ne peut évidemment jamais l’exclure. Il est impossible de lire les pensées des gens. Mais comme professionnels, il nous incombe de créer une situation de dialogue imprégnée de bienveillance, qui ait un effet apaisant même en situation de crise. Nous, à savoir le médecin et le personnel infirmier, qui entretenons au quotidien les contacts les plus étroits avec les patients de nos unités de soins, nous essayons au quotidien de nouer une relation thérapeutique, voire une alliance thérapeutique avec eux.

L’important ici, c’est de travailler en équipe et non en solo. Nous examinons à deux, selon une approche interdisciplinaire, si un patient présente des tendances suicidaires à son admission. Chez nous par exemple, une psychologue expérimentée s’en charge avec une infirmière, et toutes deux échangent ensuite leurs impressions.

Nous consultons aussi les proches – après une tentative de suicide. Avant de laisser repartir un patient, nous invitons notamment sa partenaire à un entretien où nous examinons ensemble la question suivante : « Est-ce que nous nous sentons assez à l’aise pour franchir cette étape ? » Tout cela prend du temps. Mais il faut aussi du personnel bien formé et qui, loin d’avoir peur des tendances suicidaires, y apporte une réponse professionnelle.

« Comme professionnels, il nous incombe de créer une situation de dialogue imprégnée de bienveillance, qui ait un effet apaisant même en situation de crise. »

Y a-t-il des différences en fonction de l’âge ?

Oui, en Suisse ce sont les hommes d’âge mûr qui présentent le taux de suicide le plus élevé. Dans l’absolu, les suicides sont heureusement rares parmi les jeunes. Mais en termes relatifs, le suicide compte parmi les principales causes de décès durant l’enfance et l’adolescence. Fait inquiétant, nous avons constaté pendant la pandémie de coronavirus une nette augmentation des situations d’urgence en psychiatrie pour adolescents. La suicidalité y est souvent pour beaucoup.

Cette recrudescence tient-elle à l’isolement croissant ?

Pas seulement. Nous avons également accueilli des jeunes de familles vivant dans des logements exigus, où les conflits ont eu tendance à augmenter pendant le semi-confinement. Mais il est bien connu que l’isolement social et la solitude peuvent être une cause de suicide. Une étude réalisée au Mexique l’a par exemple montré. Le taux de suicide a ainsi augmenté dans les régions qui avaient autrefois un caractère rural marqué et qui se sont urbanisées au cours des dernières années.

Quels sont les autres motifs de suicide connus ?

Nous savons par les études d’autopsie psychologique qu’avant de se suicider, beaucoup d’adultes étaient dans une situation de détresse psychologique. Il est plus rare qu’une maladie psychique ait été diagnostiquée chez les adolescents qui mettent fin à leurs jours. L’impulsivité semble ici jouer un rôle plus grand. Il est vrai qu’à mes yeux, de tels modèles explicatifs n’apportent pas grand-chose, chaque cas étant lié à une histoire individuelle.

Par ailleurs, un suicide ne constitue que très rarement une impulsion spontanée. Selon la théorie interpersonnelle du suicide, l’aptitude au suicide s’acquiert au fil du temps. Un tel processus demande souvent plusieurs années. Quelqu’un qui commet sa première tentative de suicide à 17 ans se sera peut-être scarifié dès l’âge de 14 ans et aura souhaité en finir avec la vie à 12 ans déjà.

Le suicide des jeunes est un drame humain. Au-delà des professionnels de la santé, il marque les esprits de la famille du disparu, de ses proches et de ses camarades de classe. Un suicide n’est pas une affaire privée, mais touche aussi l’entourage.

Qu’entendez-vous par là ?

La découverte d’un suicide est un choc profond et déclenche une véritable tempête émotionnelle. Les proches comme les professionnels doivent faire face à toute une série de questions : «Y a-t-il des signaux qui m’ont échappé ? Qu’aurais-je pu faire différemment ? Suis-je responsable ? »

Quand un suicide se produit chez nous à la clinique, ce qui heureusement n’arrive pas souvent, nous invitons les proches à un entretien. Nous ne les laissons pas gérer seuls cette situation. Il s’agit souvent de trouver une explication: nous parlons de ce que nous avons compris ensemble. Nous signalons aux survivants les groupes d’entraide existants. Il est vrai qu’au niveau suisse, l’offre reste lacunaire et qu’il faudrait en faire davantage. Le bilan intermédiaire de la mise en œuvre du Plan d’action national pour la prévention du suicide l’avait déjà montré. Ce rapport constate que de nombreuses initiatives n’ont qu’un faible ancrage institutionnel et doivent lutter pour leur pérennité financière.

«Quand un suicide se produit chez nous à la clinique, ce qui heureusement n’arrive pas souvent, nous invitons les proches à un entretien. Nous ne les laissons pas gérer seuls cette situation.»

Que faites-vous pour dissuader une personne ayant des pensées suicidaires de passer à l’acte ?

Lors des entretiens thérapeutiques, nous cherchons à comprendre le pourquoi des comportements suicidaires. En fait, nous aimerions mieux cerner le rôle du désir de mort. Des éléments individuels, inscrits dans l’histoire personnelle, entrent ici en jeu. Si nous parvenons à les comprendre, nous aurons déjà franchi une première étape dans la thérapie.

La prévention du suicide ne se limite toutefois pas à la thérapie, mais doit aussi agir à d’autres ni- veaux, comme la formation du personnel enseignant ou la sécurisation des ponts. La prévention du suicide n’est pas une tâche purement médicale, mais un devoir qui incombe à la société toute entière.

Une mesure de prévention efficace consiste à limiter l’accès aux moyens de suicide, par exemple en installant des filets sur les ponts.

Que peut faire la société ?

L’une des mesures de prévention les plus efficaces consiste à limiter la disponibilité des moyens létaux. Il ne suffit pas d’équiper les ponts de filets de sécurité ou les voies ferrées de barrières, il faut encore prévoir des emballages plus petits pour les médicaments, ou collecter et mettre à l’abri les armes à feu. Des études ont clairement montré que loin de déplacer le problème – au sens où faute de pouvoir sauter d’un pont, les personnes se rabattraient sur une arme à feu –, de telles limitations réduisent bel et bien le nombre de suicides.

On pourrait argumenter, d’un point de vue libéral, que les restrictions d’accès aux moyens létaux reviennent à mettre les gens sous tutelle.

Une autre optique consiste à dire qu’on veille à leur sécurité, a fortiori en situation de crise. Nous nous sommes habitués à ce qu’au volant, les airbags et la ceinture de sécurité sauvent des vies. Personne ne dénonce pour autant une mise sous tutelle. Quand on est plongé dans une crise existentielle, on pense à la mort et on en oublie souvent que la crise peut n’être que passagère. Ce genre de « ruminations mentales » reflète le concept de suicidalité des psychiatres. Or, il existe des issues. Avec un soutien et un traitement appropriés, bien des gens sont susceptibles de se porter beaucoup mieux. Leurs idées suicidaires n’auront peut-être pas complètement disparu après le traitement, mais ils parviennent à les gérer différemment. Nous prenons note du désir de mourir durant la thérapie : « Oui, les pensées suicidaires sont là. Tu en souffres, ce n’est pas une situation agréable.» En même temps, nous avons le devoir de lutter contre elles. Nous visons à prévenir le suicide.

Le suicide est qualifié d’immoral et de péché par les doctrines religieuses. Quelle est l’influence de telles conceptions sur votre travail ?

Nous préconisons de ne pas porter de jugement moral sur les tentatives de suicide ou les suicides, mais d’y voir plutôt l’expression d’une souffrance – sans jugement de valeur ni surtout condamnation. Car la stigmatisation fait que les pensées suicidaires sont refoulées. Bien des personnes les gardent longtemps pour elles, sans en parler à qui que ce soit. Puis, comme l’ont montré diverses études, la semaine qui précède une tentative de suicide, les consultations chez le médecin de famille tendent à augmenter. Or, la personne se plaindra de maux de tête ou de ventre, de fatigue ou de troubles de sommeil, mais pas de ses pensées suicidaires. D’où l’importance du programme « Parler peut sauver », qui encourage les médecins généralistes à poser les bonnes questions, quand quelqu’un fait état de douleurs impossibles à localiser.

« La stigmatisation fait que les pensées suicidaires sont refoulées. Bien des personnes les gardent longtemps pour elles, sans en parler à qui que ce soit. »

Vous pensez donc qu’une visite chez le médecin de famille est une forme d’appel au secours où l’on n’ose pas expressément parler de sa détresse ?

Les gens qui luttent contre des pensées suicidaires en souffrent réellement. Ces souffrances peuvent s’exprimer de nombreuses manières. Bien des gens remboursent leurs dettes ou rendent des livres qu’ils avaient empruntés cinq ans plus tôt. Chez les jeunes, les responsables de la formation remarquent souvent que quelque chose a changé. Si l’on commence à avoir des soupçons, il y a de nombreuses possibilités d’intervenir. Il est par conséquent important de prendre le temps nécessaire – et d’écouter. Même si les pensées suicidaires sont pour beaucoup de gens un sujet difficile, il ne faudrait pas éluder la question quand elle se pose, mais plutôt prêter une oreille attentive. Il n’est pas nécessaire pour cela d’être un spécialiste, tout un chacun peut au fond jouer ce rôle.

Dr méd. Stephan Kupferschmid

Après des études en médecine humaine à l’Université de Wurtzbourg et quelques années d’assistanat dans différentes cliniques psychiatriques situées tant en Allemagne qu’en Suisse, Stephan Kupferschmid a obtenu en 2010 le titre de spécialiste en psychiatrie et psychothérapie pour enfants et adolescents. Il a ensuite travaillé comme médecin-chef et directeur de la Clinique universitaire de pédopsychiatrie et de psychothérapie pour enfants et adolescents de Berne. Stephan Kupferschmid est depuis mars 2018 médecin-chef du service de psychiatrie pour adolescents du Centre de psychiatrie intégrée de Winterthour et de l’Unterland zurichois, où son équipe et lui viennent en aide aux adolescents et aux jeunes adultes en situation de crise. Il est encore président d’Ipsilon, l’organisation faîtière nationale pour la prévention du suicide.

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