« Nous devons protéger efficacement les jeunes, qui sont la cible privilégiée de l’industrie »
Déc.. 2024Prévention du tabagisme en Suisse
La prévention du tabagisme connaît actuellement des difficultés au Parlement, estiment Flavia Wasserfallen et Reto Wiesli dans un entretien : la mise en œuvre de l’initiative « Enfants sans tabac » piétine, et la réglementation des nouveaux produits nicotiniques est à la traîne.
Où en est la Suisse au niveau de la prévention du tabagisme ?
Reto Wiesli : Elle avance à pas d’escargot.
Flavia Wasserfallen : Elle traîne les pieds et s’embourbe. Il faut sans arrêt se battre.
Où est la pierre d’achoppement ?
F. Wasserfallen : La forte présence de l’industrie du tabac en Suisse et les majorités politiques actuelles au Parlement font peu de place à la prévention du tabagisme.
R. Wiesli : Je m’engage pour la prévention du tabagisme depuis 2001. Jusqu’à présent, je constate que chaque succès enregistré est suivi d’une riposte et d’un revers. Par exemple, lorsque la loi sur l’imposition du tabac a été révisée en 2003, nous avons pu mettre en place un fonds de prévention du tabagisme. Le retour de bâton a toutefois été immédiat : une suppression massive du budget de l’OFSP pour tout ce qui touche à la prévention. Le même schéma s’applique à la protection contre le tabagisme passif. Il y a deux ans, nous avons remporté une victoire avec l’initiative pour la protection des enfants contre le tabac. Mais voilà que nous devons à nouveau parer les coups.
Il y a 20 ans, il y avait encore des compartiments fumeurs dans les trains. Les choses ont changé depuis.
F. Wasserfallen : C’est vrai que les mentalités ont en partie évolué au sein de la société. Cependant, en comparaison internationale, la prévalence du tabagisme stagne à un niveau élevé en Suisse. La consommation de tabac fait encore 9500 morts chaque année et engendre des coûts de la santé de deux milliards de francs, auxquels s’ajoute un milliard de coûts économiques. De plus, nous luttons contre la propagation rapide, parmi les jeunes, des nouveaux produits contenant de la nicotine. Nous avons l’habitude que l’industrie du tabac mette sur le marché des produits prétendument plus « sains ». C’était d’abord les filtres dans les cigarettes, puis les cigarettes « light ». Maintenant, on se retrouve avec des vapoteuses électroniques à l’arôme de kiwi ou de vanille qui font tomber les enfants et les jeunes très tôt dans la dépendance à la nicotine. Je suis très inquiète. Aussi parce que nous ne disposons d’aucun chiffre sur la véritable diffusion des nouveaux produits. Il est urgent de mettre en place un monitorage de la nicotine et du tabac.
R. Wiesli : Pourtant, le monitorage des addictions de l’OFSP est passé à la trappe lors des dernières réductions budgétaires. Il ne reste plus qu’un monitorage résiduel, le MonAM. Actuellement, il est difficile de réunir des majorités au Parlement pour des mesures de prévention. Un consensus ne se dessine que pour les puff-bars jetables (des dispositifs à vaper, avec des piles à l’intérieur). À noter que pour faire interdire ces produits, nous avons réussi à former une coalition avec les défenseurs de l’environnement, qui luttent contre l’accumulation des déchets électroniques. En premier lieu, l’interdiction n’a donc rien à voir avec la prévention.
D’un point de vue de santé publique, ne vaut-il pas mieux que les gens vapotent au lieu de fumer ?
F. Wasserfallen : Par rapport aux cigarettes classiques, les nouveaux produits risquent davantage de devenir un produit de masse. Avant, à l’école, il fallait se cacher derrière une haie pour pouvoir fumer. Il y avait aussi l’odeur du tabac. Aujourd’hui, des enseignants inquiets me contactent pour me parler d’enfants de douze ans qui ne parviennent pas à tenir jusqu’à la grande pause sans tirer sur leurs crayons lumineux. C’est affligeant. Et comme le vapotage n’engendre pas d’odeur, il est facile de dissimuler sa consommation.
R. Wiesli : Les cigarettes électroniques sont un merveilleux instrument pour entretenir la dépendance à la nicotine. Certains liquides en contiennent nettement plus que les cigarettes. Or, les nouveaux produits sont peu réglementés et passent invariablement au travers des contrôles. C’est effrayant. Pour chaque nouveau snack, les fabricants doivent prouver qu’il est sans danger pour la santé, mais pour les nouveaux produits nicotiniques, le Parlement ferme les yeux et les autorités n’interviennent guère. Des substances qui sont inhalées et ingérées devraient justement être réglementées de manière stricte.
Qu’en est-il de la mise en œuvre de l’initiative « Enfants sans tabac » ?
F. Wasserfallen : Dans le texte de l’initiative, il était clairement formulé que le parrainage, par exemple, était interdit lors de manifestations accessibles aux enfants et aux jeunes. Alors que la population a dit « oui » à cette interdiction, nombre de mes collègues du Conseil vont aujourd’hui à l’encontre de sa décision. Dans la révision en cours de la loi sur les produits du tabac, ils accordent de généreuses exceptions qui ne sont pas conformes à la Constitution.
R. Wiesli : Nous avons lancé cette initiative afin de protéger légalement les enfants et les jeunes de la publicité pour le tabac. Lors de la campagne, nous avons clairement indiqué qu’il fallait mettre un terme à tout ce qui pouvait les atteindre. Ce message était clair, y compris pour nos opposants, eux qui ont peint le diable sur la muraille en évoquant une interdiction de la publicité pour les cervelas et les tourtes aux carottes. Très logiquement, dans son message au Parlement, le Conseil fédéral a proposé une mise en œuvre « propre » de l’initiative. Pourtant, aujourd’hui, celle-ci est détricotée et relativisée par les chambres. C’est désolant.
F. Wasserfallen : L’industrie du tabac se montre très habile. Elle ne va pas au-devant du public sous le nom de Philip Morris, British American Tobacco ou Swiss Cigarette. Au lieu de cela, les entreprises ont créé une plate-forme, l’Alliance des milieux économiques pour une politique de prévention modérée, à laquelle participent des acteurs insoupçonnés comme les boulangers-confiseurs.
Pourquoi les boulangers participent-ils à cette plate-forme ?
R. Wiesli : Parce que les opposants à la prévention du tabagisme brandissent la menace de réglementations futures dans d’autres domaines. Ils effraient les boulangers en leur disant qu’on les privera des croissants, du beurre et du sucre. Ils ont aussi rallié l’industrie des boissons sucrées, se trouvant ainsi de puissants soutiens.
Y a-t-il quand même une lueur d’espoir ?
F. Wasserfallen : Oui. En gros, les instruments de contrôle existent déjà, nous ne devons rien réinventer, mais il faut veiller à ce qu’ils soient appliqués de manière systématique. De plus, nous disposons d’un bon réseau au sein de l’Alliance pour la santé en Suisse. Elle réunit des ligues de santé, des associations de jeunes, des médecins et des spécialistes de la prévention, qui apportent de vastes connaissances et un engagement sans faille. Ces partenaires ont déjà prouvé par le passé qu’ils avaient de la patience et de l’endurance. Tôt ou tard, les milieux politiques changeront de cap.
R. Wiesli : Nous avons créé l’alliance il y a près de quinze ans pour soutenir la loi sur la prévention. Cette loi a certes échoué, mais le réseau est resté en place et demeure très précieux. En outre, des améliorations ponctuelles ont été apportées à la loi sur les produits du tabac. La vente aux mineurs est par exemple interdite dans toute la Suisse depuis le 1er octobre, et tous les cantons sont enfin tenus d’effectuer des contrôles de l’âge. Le cœur du problème reste cependant la publicité. Dans ce domaine, il nous reste beaucoup à faire.
F. Wasserfallen : Nous devons protéger efficacement les jeunes, qui sont la cible privilégiée de l’industrie. Sur les réseaux, les influenceurs diffusent des publicités qui s’adressent précisément aux enfants et aux jeunes.
R. Wiesli : D’un point de vue publicitaire, de telles campagnes font partie des meilleures qui existent. L’industrie du tabac peut aussi se le permettre, car ses profits sont illimités. Par le passé, elle a déjà engrangé des sommes colossales avec les cigarettes. Aujourd’hui, ses marges sont bien plus importantes encore avec les nouveaux produits qui ne contiennent pas de tabac, mais uniquement de la nicotine. Jusqu’à tout récemment, elle ne devait même pas payer d’impôt sur le tabac.
F. Wasserfallen : Ce qui est vicieux, c’est qu’au début, on nous a vendu les nouveaux produits contenant de la nicotine comme un moyen d’arrêter de fumer ou comme une alternative plus saine pour les gros fumeurs adultes. Techniquement, on ne peut rien y redire. Mais en pratique, la présentation de ces produits et les goûts proposés ne s’adressent pas à des personnes de 55 ans qui fument cigarette sur cigarette, mais bien à ma fille de 16 ans.