«Les partenariats ne fonctionnent que s’ils reposent sur une transparence loyale.»
Mars. 2011Partenariat avec l’économie
Entretien. Quelle est l’importance, présente et future, du partenariat entre le secteur public et l’économie privée – le fameux partenariat public-privé, PPP – en matière de prévention et de promotion de la santé? spectra s’est entretenu avec Roger Darioli, professeur en médecine, et Mathieu Fleury, secrétaire général de la FRC, sur les opportunités et les limites de la collaboration public-privé.
spectra: Quelle est votre position face au PPP; quels en sont, pour vous, les défis, les limites, les risques et les atouts?
R. Darioli: Je suis favorable au PPP mais à des conditions claires, avec des règles de transparence bien établies et dans le respect des principes éthiques dont trois sont particulièrement importants à mes yeux. Le premier, qui permet d’allier la bienfaisance sans malfaisance, pour le consommateur ou le citoyen. Le deuxième est celui de la justice sociale, qui exclut l’intention pour certains de s’approprier le bien public au détriment de la collectivité et des laissés pour compte. Le troisième est celui qui permet de garantir une certaine autodétermination, c’est-à-dire de bien comprendre les enjeux, et cela implique la transparence.
«Miser sur les engagements volontaires par le biais de promesses d’actions santé est une démarche innovatrice du PNAAP 2008–2012.»
Roger Darioli
M. Fleury: Je partage ces règles parfaitement formulées, même si nous sommes un peu plus nuancés face aux PPP dans la mesure où notre métier de base consiste à avoir un esprit critique envers les entreprises. Mais le PPP comprend aussi les associations, qui ont des compétences, y compris en matière de santé, et auxquelles l’État peut faire confiance et demander d’assumer certaines tâches. Reste qu’à la base le PPP est un choix de société, un choix politique, dans la tendance libérale actuelle qui consiste à réduire les tâches de l’État le plus possible. Pour les limites de l’exercice je rajouterais, aux règles éthiques mentionnées, que l’État doit conserver le pilotage, rester le garant de la légitimité démocratique du projet. Dans un contexte public, l’État doit garder la haute main sur le projet et ne jamais lâcher cette responsabilité. Partenariat donc, mais où les deux partenaires ne sont pas nécessairement à égalité. L’État a une légitimité démocratique et une mission qui lui a été confiée par les citoyens. Il ne peut, à mon sens, y avoir délégation de cette responsabilité.
Dans le secteur de la santé publique, quelles sont les tâches aisément intégrables dans un PPP et lesquelles ne le sont pas ou ne doivent pas l’être?
R. Darioli: A mon avis, le partenariat s’imposera pour certaines tâches, notamment dans le secteur de la prévention et de la promotion de la santé. Je pense que le curatif offrira aussi, par nécessité, des opportunités de partenariat. Prenons l’exemple de la médecine de proximité, de la médecine ambulatoire. La disparition des médecins praticiens et des pharmacies a transformé certains territoires en véritables déserts sanitaires.
M. Fleury: Je voudrais revenir sur la définition du PPP. P. ex., le système de caisses-maladie est-il un PPP? En lançant l’idée de la caisse publique, nous soutenons le retour de cet aspect dans le giron public. On le voit, le champ est assez large. Avant de lancer un PPP l’État doit toujours se poser la question de sa nécessité. Le privé doit participer en sachant qu’il s’agit sans doute pour lui d’un gage de succès mais qu’il existe aussi une autre possibilité moins agréable, celle de la contrainte qu’il ne faut donc ni exclure d’emblée, ni juger totalement positive. Tout est dans un juste équilibre.
R. Darioli: Ce rôle de l’État qui doit protéger les plus faibles contre les plus forts est essentiel. Si l’État montre avec détermination la voie à suivre, des partenaires intelligents sauront engager une collaboration du type gagnant-gagnant.
Abordons l’intérêt des entreprises à s’engager. Quelle peut-être leur motivation?
R. Darioli: En premier lieu, la peur du gendarme, l’autorégulation, même si ce n’est pas forcément la meilleure raison. Soyons clairs: certaines bonnes actions d’entreprises ou de grands distributeurs visent essentiellement à éviter des attaques de type plaintes collectives (ex. contre l’industrie du tabac). Ensuite, on assiste peut-être à un tournant, à la prise de conscience que l’on peut positiver l’image en termes de marketing. Ce point est important: l’image de l’entreprise qui offre au consommateur des produits dont on peut garantir qu’ils auront un effet bénéfique sur la santé, tout en étant respectueux des conditions de travail et de l’environnement.
Dans le domaine de la médecine et de la prévention et de la promotion de la santé, quelles tâches doivent absolument rester dans le giron de l’État?
R. Darioli: Je crois que la question ne se pose pas tant au niveau de la tâche à proprement parler qu’à celui du contrôle que l’État doit conserver.
M. Fleury: Absolument. En soi, l’ouverture d’esprit est large, mais il faut réfléchir à l’intérieur du PPP aux responsabilités, aux fonctions qui peuvent être transmises et à ce qui est intransmissible, à savoir le contrôle. Le pilotage doit rester auprès de l’État. Si cette règle est respectée, on peut être très ouvert et imaginatif, toujours dans la limite des règles d’éthique mentionnées en début d’entretien.
Pouvez-vous nous citer des exemples de succès ?
M. Fleury: Je pense à un essai, malheureusement transformé en échec, mais qui demeure une piste prometteuse: le concept Choices qui donnait la possibilité à l’industrie agro-alimentaire de désigner, parmi une gamme, les produits les plus adaptés à une alimentation saine. Il s’agissait d’un vrai intérêt conciliant marketing et facilitation, chez le consommateur, du meilleur choix pour lui. Le projet n’était peut-être pas tout à fait mûr, mais il reviendra. La notion de responsabilité des entreprises est désormais au centre du débat, après celle du consommateur. Je voudrais évoquer un livre (Nudge, «la méthode douce pour inspirer la bonne décision») qui introduit la notion de ‘paternalisme libertaire’. Le concept est qu’il est possible de conserver la liberté de choix – donc l’idée libertaire – tout en faisant évoluer les gens dans des directions qui améliorent leur vie – d’où l’idée de paternalisme. Pas de contrainte visible, mais un guidage du consommateur à prendre des décisions bonnes pour lui, notamment par l’utilisation des «choix par défaut». Pour moi, la responsabilité de l’entreprise se place au niveau de l’assortiment qu’elle doit éventuellement changer. Ce n’est pas en multipliant les labels que l’on aide le consommateur. J’ambitionne un véritable partage des responsabilités. Après avoir exigé du consommateur qu’il soit responsable, facilitons-lui la tâche.
Comme avec la stratégie du sel?
R. Darioli: C’est une très bonne stratégie qui nous a enseigné que la mise en application prend du temps pour pouvoir tenir des difficultés existantes (qualités gustatives, processus de production, conservation) à l’échelon de la population, des producteurs et des milieux scientifiques et politiques. Force est de constater que les produits transformés tels que le pain, le fromage, les saucisses ainsi que d’autres produits carnés, les soupes et les plats préparés contribuent de manière insidieuse à l’apport de sel. C’est pourquoi une étroite collaboration avec l’industrie agroalimentaire et la recherche doit permettre de trouver des solutions pour réduire à long terme la teneur en sel dans les aliments industriels, de la restauration et de la gastronomie. Prenons l’exemple de Migros dans actionsanté qui a adopté une démarche progressive, nécessaire pour accroître les chances de parvenir au but. Certes, ce ne sera pas suffisant, mais c’est une avancée pertinente.
M. Fleury: Pour en revenir aux limites je voudrais évoquer le cas d’une entreprise qui, après s’être engagée à baisser la teneur en sel d’un de ses produits, sort quelques jours plus tard une publicité en totale incohérence avec son engagement, mais pour un autre produit. C’est du business! Saluons le fait que les entreprises enrichissent leur recherche du profit d’une responsabilité assumée sans oublier qu’elles restent des entreprises. Cette recherche sous-jacente du profit peut conduire à des incohérences. Restons vigilants.
R. Darioli: Veillons aussi à ce qu’il ne s’agisse pas d’opérations alibi. Cela implique un contrôle, un suivi et des règles claires élaborées au préalable qui, si elles sont transgressées, peuvent conduire à la rupture du contrat de partenariat. Mais gardons à l’esprit que tout ce mouvement nécessite un apprentissage de part et d’autre.
actionsanté demeure une stratégie très prudente qui repose sur le bon vouloir des entreprises. A votre avis, est-ce trop ‘soft’?
R. Darioli: Il faut être réaliste. Nous sommes à un tournant. Des règles trop strictes auraient un effet dissuasif et aucune chance d’établir un PPP. Miser sur les engagements volontaires par le biais de promesses d’actions santé est une démarche innovatrice du PNAAP 2008–2012, sachant aussi que cette démarche fait l’objet d’une évaluation de ses modalités d’application et de son impact sur la santé. En l’état, parmi les entreprises qui ont lancé des actions, certaines sont tout à fait adéquates, claires, cohérentes sans risque de dérive perverse. Il existe sans doute un potentiel non négligeable d’actions santé qui mérite d’être exploité et qui peut induire un effet boule de neige auprès des autres entreprises.
M. Fleury: actionsanté va peut-être moins loin mais plus vite, c’est aussi ce qui nous convainc. Mais nous ne voulons pas renoncer à protéger les plus faibles. Je crois que l’État peut se baser sur un consensus large dans la population qui demande l’arrêt du ciblage des enfants pour des produits déséquilibrés.
Professeur Darioli, quelles sont vos visions, vos souhaits pour le futur. Où faut-il encore agir?
R. Darioli: Il reste beaucoup à faire dans le domaine de l’alimentation. Le sel n’est qu’une petite partie. Si l’on considère l’assortiment offert, nombre de produits n’y ont vraiment pas leur place. Les distributeurs ne sont toutefois pas seuls en cause. N’oublions pas la restauration où les offres sont parfois extraordinaires d’incohérence. Donc au niveau de l’alimentation, on peut vraiment encore développer l’imagination pour faciliter le choix favorisant santé, plaisir et économicité. Mais la santé comprend aussi l’activité physique, un domaine important dans lequel nous sommes encore en retard. En poussant la réflexion encore plus loin, nous arrivons à la question de l’organisation du travail et de ses répercussions sur la santé. Il est réjouissant de voir que certaines entreprises ont une vision humaniste, ne s’intéressent pas seulement à vouloir faire fonctionner leurs machines, si sophistiquées soient-elles, pour générer du profit, mais investissent aussi dans la promotion de la santé de leur personnel qui va de pair avec la santé de leur organisation. En fait, chacun devrait se poser la question de sa responsabilité: au plan individuel, de sa famille, mais aussi du groupe où il travaille et dans la société. Assumer sa responsabilité individuelle et ne pas uniquement se décharger sur les autres.
Monsieur Fleury, revenons à actionsanté qui invite mais ne met pas de pression sur les entreprises. Qu’en pensez-vous?
M. Fleury: Nous saluons chaque pas dans la bonne direction, mais il est vrai que nous voulons davantage, car ce sont des problèmes majeurs qui intéressent nos enfants (notamment la pandémie d’obésité). Il faut trouver des mesures contraignantes dans les domaines les plus importants. Pour nous, c’est clairement la protection des enfants et des jeunes contre le matraquage ainsi que l’éducation en parallèle à une alimentation équilibrée. Il y a beaucoup de travail à fournir pour éduquer la jeune génération à une alimentation saine et simple, à renoncer en grande partie aux plats précuisinés, en fort développement actuellement.
«Il est difficile de demander à un industriel de faire moins de profit. S’il n’y a pas autorégulation, alors il y a régulation.»
Mathieu Fleury
C’est pourquoi la FRC a engagé une action avec Promotion santé suisse, «bien manger à petit prix». Par ailleurs, dans le cadre de notre activité qui consiste essentiellement à comparer les produits, à les mettre en perspective les uns vis-à-vis des autres, il est clair que nous sommes insatisfaits au niveau des indications qui figurent sur les produits. C’est la jungle. Or, nous voulons que le consommateur conscient puisse choisir en connaissance de cause et comparer véritablement les produits. Toutes les opérations marketing menée par l’industrie visent à créer des différences qui n’existent pas ou à masquer des différences qui existent. Le consommateur souffre de cette prédominance de la communication sur l’information.
Les PPP incluent l’État, les entreprises, mais aussi les consommateurs
M. Fleury: Absolument. La figure centrale de notre action est le consommateur responsable, éclairé qui veut choisir en connaissance de cause. Mais toute la responsabilité ne lui incombe pas en exclusivité, elle doit être partagée. Si le consommateur a perdu le lien avec les saisons (fraises en hiver), aux entreprises d’avoir le courage de le ramener sur le chemin. Si l’on veut respecter à tout prix la liberté du consommateur d’acheter du hors saison et celle du distributeur de proposer du hors saison (business) alors, adoptons des présentations plus discrètes dans la promotion de ces produits.
R. Darioli: J’ajoute que le consommateur détient un pouvoir plus important qu’il n’imagine et que ce pouvoir produit des effets plus rapides que ceux résultant de la mise en place de mesures législatives. En renonçant à l’achat de produits à la traçabilité douteuse, aux conditions de production plus que discutables ou à la composition inappropriée, il fait preuve de responsabilité citoyenne amenant ainsi les entreprises à corriger leur politique commerciale.
L’OFSP envisage un partenariat à plusieurs niveaux, avec des associations mais aussi des entreprises pour aborder la question de l’alcool. Qu’en pensez-vous?
M. Fleury: C’est un thème délicat, comme le tabac, avec beaucoup d’hypocrisie dans les messages ou des messages très contradictoires. Des études ont constaté l’ambigüité et l’inefficacité des mesures d’information. Mais il faut collaborer avec l’industrie, notamment dans la protection de la jeunesse. Les industriels ont bien réalisé que l’alcoolisme chez les jeunes est mauvais pour les affaires. Il y a ici des succès possibles. Il n’en demeure pas moins difficile de demander à un industriel de faire moins de profit. Je pense qu’ici, la seule incitation est la menace. S’il n’y a pas autorégulation, alors il y a régulation. Aux entreprises de prendre les mesures nécessaires pour ne pas en arriver à ce point.
Nous avons déjà mentionné le tabac comme domaine très sensible. Ici, pas de PPP prévu.
M. Fleury: Il est vrai que s’il était introduit aujourd’hui, ce produit ne serait pas autorisé à la vente. Nous nous efforçons d’adapter une réalité historique. Mais comment appliquer les règles d’aujourd’hui à un produit implanté à une autre époque? Le débat est faussé. La vraie question est celle du tabagisme passif.
En votre qualité de haut défenseur des consommateurs de Suisse romande, avez-vous confiance dans les entreprises qui s’engagent?
M. Fleury: J’ai pour habitude de prêter ma confiance, c’est-à-dire que je peux toujours la retirer. Donc, face à un comportement incohérent, je reste vigilant et critique. Je cherche toujours quel peut être le gain possible pour une entreprise, sinon, il y a quelque chose d’absurde. Si je vois un vrai intérêt chez une entreprise, je peux croire à sa sincérité.
Nos interlocuteurs
Mathieu Fleury est secrétaire général de la Fédération romande des consommateurs (FRC) et, donc, leur défenseur suprême en Suisse romande. En 2010, la FRC a fondé l’Alliance des organisations de consommateurs, avec ses homologues de Suisse allemande et italienne. L’alliance exige notamment une réglementation claire de la publicité pour des denrées alimentaires vendues comme favorables à la santé mais dont la composition démontre le contraire.
Roger Darioli est professeur de médecine interne à la faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, vice-président de la Société Suisse de Nutrition (SSN) et membre de la Commission fédérale de l’alimentation. Il a étudié les sciences de l’alimentation et la lipidologie. Ses activités cliniques et ses travaux de recherche concernent essentiellement le dépistage et la prévention des maladies cardiovasculaires.