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«Ces 20 dernières années, toute l’attention et le gros des moyens ont été consacrés à la lutte contre le VIH/sida. Il y a donc un gigantesque besoin de rattrapage au niveau des infections sexuellement transmissibles traditionnelles.»

Édition n° 90
Jan.. 2012
Santé sexuelle et reproductive

Entretien avec Elisabeth Zemp Stutz et Claudia Kessler. Que pensent des expertes en santé sexuelle et reproductive des débats actuels sur la question? Nous nous sommes entretenus avec deux femmes médecins et spécialistes en santé publique, Elisabeth Zemp Stutz, professeure en médecine et cheffe de l’Unit Gender and Health, et Claudia Kessler, responsable suppl. du Swiss Center for International Health, toutes deux à l’Institut Tropical et de Santé Publique Suisse, Bâle.

spectra: Madame Zemp Stutz, quels sont, en Suisse, les thèmes brûlants dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive?

Elisabeth Zemp Stutz: Je parlerais moins de problèmes brûlants au sens d’une épidémie flagrante que de tâches à ne pas quitter des yeux et à réévaluer régulièrement. Je prends pour exemples la prévention du sida ou celle d’autres infections sexuellement transmissibles, la mortalité maternelle ou infantile ou l’éducation sexuelle, resp. l’éducation à la sexualité: nous devons nous interroger, avec l’arrivée de chaque nouvelle génération, sur les questions et les problèmes auxquels elle est confrontée lorsqu’elle entame une sexualité active et sur la manière de l’accompagner et de la soutenir de manière optimale. Aujourd’hui, les tâches ne sont plus les mêmes que dans les années 1980 ou 1990 où l’éducation sexuelle était très fortement liée à la prévention du sida, une démarche qui, soit-dit en passant, a été une belle réussite.
Mais il existe aussi des domaines plus critiques, comme l’égalité des chances, thème important aussi dans le domaine de la santé sexuelle et reproductive. Nous constatons des disparités étonnantes entre les régions et les cantons, ainsi qu’entre les différents groupes de population. Il faut remédier à cette situation. D’autres changements dans le système des soins, par exemple la rémunération forfaitaire par cas, dans le domaine hospitalier, qui devrait conduire à des sorties plus précoces après les accouchements nous posent problème. Renvoyer chez elles les jeunes mères après deux ou trois jours déjà a un impact sur leur suivi durant leur bref séjour à l’hôpital, sur le début de la vie familiale, et accroît le besoin de suivi ambulatoire après la sortie de l’hôpital. Nous devons aussi discuter de l’utilisation la plus pertinente possible des ressources. Je pense ici aux vaccinations contre le HPV (HPV = virus du papillome humain qui peut notamment conduire à un cancer du col de l’utérus) ou aux campagnes de mammographies de dépistage. Nous accusons un retard encore assez important au niveau de l’intégration de la santé sexuelle et reproductive dans la politique sanitaire et sociale. Il faut l’y intégrer explicitement – y compris dans la loi sur la prévention, faute de quoi cet aspect tombera dans l’oubli.

On entend souvent que les choses sont plus évidentes dans d’autres pays que chez nous, pour ce qui est des programmes de santé sexuelle et reproductive. Pouvez-vous confirmer, Madame Kessler?

Claudia Kessler: De nombreux pays avec lesquels nous collaborons ont leurs propres programmes de santé sexuelle et reproductive. Il s’agit sans doute d’un succès de la collaboration internationale qui soutient cette activité de conseil, absolument nécessaire, car les problèmes sont gigantesques dans ces pays, et les soins de base bien inférieurs à ceux de la Suisse. Par ailleurs, la précarité des ressources est généralement très grande.

Ces problèmes arrivent en Suisse aussi avec les populations migrantes. 

C. Kessler: Oui, il y a toute une série de problèmes liés à la question de la santé sexuelle et reproductive qui touchent tout particulièrement les populations migrantes. Je pense d’abord au VIH. Les migrants hétérosexuels originaires de pays à haute prévalence sont plus fortement touchés par le VIH et le sida que le segment comparable dans la population suisse. Ils apportent pour ainsi dire la situation épidémiologique de leurs pays d’origine dans leur pays d’accueil. En même temps, ces personnes ont un accès beaucoup moins facile aux tests et aux offres de thérapie. Elles osent à peine annoncer leur diagnostic VIH dans leur entourage. La crainte d’être stigmatisé ou discriminé est immense. Par ailleurs, de très nombreuses questions de genre entrent ici en jeu, comme la position inférieure de la femme ou le tabou de l’homosexualité. Les traditions culturelles rendent le dialogue sur la sexualité ou la contraception très difficile pour ces personnes. Tant au sein du couple qu’entre les générations dans la relation parents-enfant. Il y a aussi le problème de l’excision des filles qui touche exclusivement les migrantes en Suisse. Enfin, des études montrent que les migrantes sont plus fréquemment confrontées à des grossesses non désirées que les Suissesses. Le taux d’avortement reste élevé. Il y a donc un grand retard à rattraper en matière d’information sur la contraception et d’accès au planning familial chez les migrantes et les migrants.  
E. Zemp Stutz: Nous devons absolument expliquer le système de santé suisse aux migrantes et aux migrants et leur faciliter l’accès aux offres de santé. C’est une tâche primordiale. Ces personnes doivent savoir où s’adresser pour quel problème. Il y a déjà de belles réalisations, comme des brochures d’information éditées dans les langues les plus diverses, ou le recours aux interprètes communautaires et aux médiateurs interculturels qui aident à surmonter les obstacles de la compréhension. Mais le taux d’avortement préoccupant doit nous inciter à informer les migrantes et les migrants sur les méthodes et les moyens de contraception et à savoir comment cette information est perçue.  
C. Kessler: Lorsque nous parlons des migrantes et des migrants, nous devons toujours bien garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un groupe homogène et que la diversité est très grande. La différence est immense entre une migrante venue de Russie et une autre, venue de Tanzanie. Les situations ne sont pas comparables. Chaque nationalité, chaque communauté mais aussi chaque génération apporte d’autres ressources et d’autres défis.

Nous en sommes à la deuxième génération depuis la découverte du VIH/sida. Pour la première génération, la maladie était nouvelle, incurable, anxiogène. Les messages de prévention passaient bien. Pour la deuxième génération, le sida fait beaucoup moins peur, ce qui n’est pas bon pour la prévention. Comment réveiller aujourd’hui les consciences pour la prévention du VIH et d’autres infections sexuellement transmissibles?

E. Zemp Stutz: D’abord, réjouissons-nous des progrès qui ont fait perdre au VIH/sida une partie de son caractère dramatique. Mais il est vrai qu’il est devenu plus difficile d’exploiter une peur moins présente pour la diffusion des messages. Considérons ce changement de paradigme comme une chance. Le sida ne focalise plus à lui seul toute l’attention. Tant mieux. Ouvrons alors le débat et abordons la question de la vie sexuelle au sens large, avec tous ses ‘effets secondaires’ indésirables comme les infections sexuellement transmissibles, comme les grossesses non désirées, etc. Tout ceci semble certes moins tragique, mais permet un travail plus proche de la réalité avec les nouvelles générations de jeunes, mais aussi avec les homosexuels, les travailleurs du sexe et d’autres groupes. Cette ouverture permet d’intégrer les services les plus divers dans le travail de prévention. Nous pouvons inclure d’autres offres de conseil, ainsi que la nouvelle stratégie de prévention du VIH/sida le prévoit. Le contenu de la prévention s’est donc élargi. Nul besoin du spectre de la peur pour pratiquer une bonne prévention.
C. Kessler: Cela s’applique aussi à la collaboration internationale. Ce que Madame Zemp Stutz a décrit, c’est ce que nous appelons «life skill education». Cette approche intégrée de la promotion des aptitudes à la vie quotidienne inclut aussi des aspects de genre. Ces aptitudes ont beaucoup à voir avec l’estime de soi et interviennent dans tous les domaines de la vie – non seulement dans la sexualité, mais aussi dans la communication, les prises de décisions, à l’école, etc. Je considère donc aussi cette dédramatisation du sida comme une chance pour une approche plus globale de la prévention. A condition de ne pas confondre moins tragique et moins important. La prévention du sida est, et demeure, très importante.

Comment la propagation des autres infections sexuellement transmissibles telles la syphilis, la blennorragie ou les chlamydiae se sont-elles développées en Suisse?

E. Zemp Stutz: Chacune très différemment des autres. Alors que nous observons un recul des infections au VIH (hormis dans le groupe des HSH), d’autres infections sexuellement transmissibles «plus anciennes» sont en augmentation. Nous accordons une attention accrue aux chlamydiae, plus souvent diagnostiquées. Cette augmentation des diagnostics est sans doute aussi liée au fait que nous surveillons davantage les infections sexuellement transmissibles suite à l’introduction du vaccin contre le HPV, disponible depuis peu seulement. Tout ceci a renforcé la conscience des infections sexuellement transmissibles qui peuvent conduire au cancer du col de l’utérus ou porter atteinte à la fécondité, et amélioré le dépistage et le traitement de ces infections.

Qu’en est-il au niveau international?

C. Kessler: Il n’y a guère d’observation basée sur l’évidence en ce qui concerne les traditionnelles infections sexuellement transmissibles. Ces 20 dernières années, toute l’attention et le gros des moyens ont été consacrés à la lutte contre le VIH/sida. Il y a donc un gigantesque besoin de rattrapage. En effet, les chiffres de l’épidémie internationale de sida sont actualisés chaque année, alors que les derniers chiffres concernant les autres infections sexuellement transmissibles datent d’il y a dix ans ou plus. Les IST les plus fréquentes (syphilis, gonorrhée, chlamydiae et trichomonase) peuvent être traitées. Mais les systèmes de santé déficients, notamment en contexte africain, où l’incidence est la plus forte du monde, ne permettent de diagnostiquer et de traiter correctement qu’un très petit nombre de cas seulement – bien que les liens entre des IST non traitées et les infections au VIH soient depuis longtemps clairement attestés.

Qu’en est-il de la prévention d’autres menaces sur la santé telles que l’alcool et le tabac durant la grossesse?

E. Zemp Stutz: La grossesse semble un moment de la vie propice à modifier son comportement en matière de santé. Il faut donc exploiter sciemment cette circonstance pour inciter les femmes à arrêter de fumer ou à adopter un mode de vie sain. Le défi consiste aussi à les encourager à maintenir ce mode de vie sain au-delà de la grossesse. Il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.

Parlons maintenant des césariennes: quelle est la situation en Suisse?

E. Zemp Stutz: Le domaine de la santé sexuelle et reproductive a toujours été un terrain très médicalisé. Il offre une foule de possibilités d’interventions, chirurgicales ou médicamenteuses, pour lesquelles la marge d’appréciation est grande, car de nombreuses questions ne se contentent pas d’une seule réponse. Dans les années 1990, les débats portaient sur les thérapies hormonales, actuellement la discussion touche au choix d’accoucher par césarienne. Nous observons une nette augmentation des césariennes, notamment dans les cliniques privées – une évolution qui nous est arrivée des États-Unis. Le taux de césariennes est plus élevé chez les femmes ayant un statut de formation et d’assurance plus élevé. Ces différences de fréquence indiquent une forme d’interaction qui laisse songeur.

Que voulez-vous dire?

E. Zemp Stutz: Savoir quel est le taux adéquat de césariennes a longtemps fait débat. Dans les années 1990, on voulait le maintenir aussi bas que possible, invoquant le bien des femmes. On assistait à une véritable sous-enchère aux taux bas entre les cliniques. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse. Il n’y a sans doute pas de taux de césariennes ‘objectivement adéquat’, car ce qui est ‘juste’ fluctue selon les époques. Ce qu’il faut, c’est prendre en compte des aspects médico-sanitaires ainsi que les souhaits de la femme. Restent les questions de l’inégalité et de l’attrait économiques des prestataires.

L’augmentation des césariennes n’est-elle pas aussi un signe de notre volonté de planifier et de diriger le plus possible aujourd’hui?

E. Zemp Stutz: En partie, certainement, sans doute aussi un signe du changement social que nous vivons et de l’implication plus grande des femmes dans la vie professionnelle. Mais les choses évolueront peut-être avec les révélations d’études montrant que la césarienne n’est pas toujours simple ni favorable à la santé de l’enfant. On ne sait pas grand chose non plus de ce qui advient des femmes opérées une fois sorties de l’hôpital ou de l’impact d’une césarienne sur la fréquence d’allaitement. Toutes ces questions sont encore peu étudiées.

A propos d’allaitement, contrairement aux césariennes, il est en baisse.

E. Zemp Stutz: L’allaitement a effectivement connu des hauts et des bas au XXe siècle. Dans les années 1960 et 1970 il n’était plus à la mode. Puis des efforts visant à encourager l’allaitement, tels les «Babyfriendly Hospitals» de l’UNICEF, ont conduit à augmenter la fréquence et la durée de l’allaitement. Cette initiative cherchait à créer un meilleur environnement pour l’allaitement. On ne faisait plus appel à la conscience des femmes pour qu’elles allaitent davantage, mais on permettait le «rooming in» par exemple, c’est-à-dire qu’on laissait le bébé dans la même pièce que la mère et on formait les professionnels impliqués à la question de l’allaitement. Cette démarche soulève toutefois aussi des questions. Par exemple, comment les mères peuvent-elles se reposer si les bébés sont en permanence dans la chambre? Est-il vraiment souhaitable de laisser la mère et l’enfant toujours ensemble? Les mères n’ont-elles pas besoin aussi d’une pause, et quelle doit être la durée de cette pause? Toutes ces questions font encore débat.  

Qu’en est-il à l’international?

C. Kessler: Cela dépend fortement de la région. En Afrique, l’allaitement est la chose la plus normale du monde. Dans la plupart des pays africains, les enfants sont allaités très longtemps, jusqu’à deux ans. L’épidémie de VIH a soulevé des questions délicates. Il a fallu arbitrer ce qui était plus risqué: qu’une femme séropositive allaite l’enfant ou qu’elle le nourrisse avec du lait en poudre. La seconde option a mis au jour l’absence fréquente des moyens nécessaires à une utilisation correcte – et tout particulièrement d’eau potable propre. Elle a conduit à une augmentation de la mortalité infantile en raison de maladies diarrhéiques et de pneumonies. De plus, ne pas allaiter comportait, dans les milieux traditionnels, un risque accru de stigmatisation pour les mères. Aujourd’hui, des études étayent la recommandation actuelle de l’OMS: même dans les pays à forte prévalence de VIH il est à nouveau recommandé à toutes les mères d’allaiter ou, plus précisément, que le lait maternel soit le seul aliment de l’enfant durant les six premiers mois.

Restons avec les femmes africaines: après une réforme de la loi, l’excision des filles est enfin punissable en Suisse. Etes-vous satisfaite de cette évolution?

C. Kessler: Bien entendu, je suis satisfaite que les choses soient enfin claires dans la loi, que l’excision des filles ne soit plus tolérée en Suisse et que grandir sans excision soit un droit de la personne. Mais nous savons que les peines de prison à elles seules n’ont pas d’effet préventif. Dans d’autres pays européens déjà dotés d’une telle législation, il y a en réalité peu d’emprisonnements de femmes pour excision. Une loi peut être le prélude au dialogue. Mais la prévention doit être plus large. Les décisions de pratiquer une excision ne sont pas prises par des individus isolés mais par une communauté sociale. Il faut connaître ces personnes et leurs motivations à exciser une fille pour développer, avec elles, des approches de prévention efficaces et durables. Le simple message «l’excision est une mauvaise chose» aura peu d’effet. En Afrique, il existe des approches intéressantes, dites d’empowerment, où des groupes sociaux entiers ou des communes décident d’abandonner cette pratique, après un long processus de sensibilisation. Ces approches sont les plus prometteuses. En Suisse aussi nous aurions besoin d’approches de prévention qui vont au-delà de la prévention individuelle.

Revenons en Suisse: Madame Zemp Stutz, vous avez déjà évoqué les grandes disparités régionales en matière de dépistage du cancer du sein. Il existe des programmes de dépistage dans de nombreux cantons romands, mais moins en Suisse alémanique. Quelle est votre position?

E. Zemp Stutz: Le cancer du sein est l’un des problèmes de santé prioritaires des femmes en Suisse. Un quart des années de vie perdues chez les femmes est imputable au cancer du sein. Malheureusement, il n’existe à ce jour aucune prévention primaire efficace de cette maladie. C’est pourquoi nous sommes plus tributaires de la prévention secondaire que dans d’autres domaines. C’est la question de savoir si nous voulons utiliser le dépistage ou non. Tant que nous n’avons pas de meilleure prévention primaire, je suis pour.

Cela signifie que la Suisse romande fait bien les choses?

E. Zemp Stutz: Nous avons effectivement un «Mammograben» entre la Suisse romande et la Suisse alémanique, ainsi que le déplore Madame Borisch. C’est tout simplement absurde – et problématique: si la mortalité due au cancer du sein a reculé d’une manière générale, ce recul est plus fort dans les cantons disposant d’un programme de dépistage que dans les cantons sans programme. Le dépistage permet de déceler le cancer à un stade précoce, et dans les cantons qui appliquent des programmes de dépistage, la part des stades précocement décelés est effectivement plus élevée que dans les cantons sans programme. C’est la raison principale pour laquelle je cautionne des programmes de dépistage accessibles à toutes les femmes. C’est aussi une question d’égalité des chances. La pratique a montré que les femmes des couches sociales plus modestes viennent consulter plus tard en consultation et que le pronostic est plus mauvais, si elles sont touchées par la maladie. L’accès à des mesures préventives devrait être possible pour toutes. Cela a un coût bien entendu, et l’argument financier est sans cesse remis sur la table. Mais le cancer du sein est l’un des problèmes majeurs dans la santé sexuelle et reproductive en Suisse. Nous devons agir.

Chez les hommes, le cancer de la prostate est très répandu. Estimez-vous qu’un dépistage serait possible ici aussi?

E. Zemp Stutz: La situation des connaissances en la matière est complètement différente. L’efficacité du dépistage du cancer du sein est très bien documentée (recherche et études). Pour les méthodes de dépistage du cancer de la prostate, nous n’avons pas encore d’évidence comparable qui plaiderait manifestement en faveur d’un dépistage.

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