«Aussi précieuse qu’elle soit, la santé n’est pas toujours l’élément le plus important.»
Nov.. 2010Évaluation d’impact sur la santé
Entretien avec Ignazio Cassis. Quelles sont, pour Ignazio Cassis, Conseiller national tessinois PLR et politicien de la santé, les chances et les risques de l’introduction d’une Évaluation d’Impact sur la Santé en Suisse?
spectra: Monsieur Cassis, qu’est une Évaluation d’Impact sur la Santé à vos yeux – une philosophie, une stratégie ou un instrument pratique?
Ignazio Cassis: Un peu des trois. Une Évaluation d’Impact sur la Santé (EIS) est, d’une part, quelque chose de très évident car, qui oserait pratiquer délibérément une politique insalubre? Personne, évidemment. Ma propre philosophie est que toute action politique doit tenir compte de la santé des êtres humains. En effet, nous partons tous du principe que la santé est nécessaire au bonheur. Certes, elle ne garantit pas le bonheur, mais pour la majorité de la population ainsi que pour un grand nombre de politiciens, la santé est une condition préalable au bonheur. Par conséquent, l’Évaluation d’Impact sur la Santé est une philosophie qui devrait aller de soi. Mais nous savons que les décisions politiques ne sont pas toujours prises dans ce sens.
«Les politiciens non spécialistes en santé redoutent l’ingérence des politiciens de la santé.»
L’Évaluation d’Impact sur la Santé est aussi un instrument. Je pense ici surtout à l’instrument politique et non à l’instrument technique. A ce titre, son usage peut être détourné pour démontrer une force politique … Un ministre de la santé qui ambitionne le pouvoir invoque l’Évaluation d’Impact sur la Santé et condamne les projets d’autres départements tels que la construction de routes, les télécommunications ou les exercices militaires comme insalubres. C’est pourquoi les politiciens non spécialistes en santé redoutent l’ingérence des politiciens de la santé.
La politique de la santé vise donc le bonheur de l’être humain, un bonheur collectif. A propos de l’Évaluation d’Impact sur la Santé, on parle souvent d’impérialisme sanitaire. La santé prime-elle donc sur l’environnement ou l’économie, par exemple?
Il est vrai que ce reproche est fréquent. On parle d’impérialisme, de totalitarisme voire de talibanisme sanitaire. Et c’est un fait que tout instrument intéressant recèle un potentiel d’usage abusif.
Je pensais aussi, dans le passé, que la santé est évidemment un objectif important. Mais il faut veiller à ne pas tomber dans le paternalisme, à vouloir absolument imposer sa propre vision du monde au prétexte de vouloir «la santé avant tout». Toutefois, gardons-nous de jeter le bébé avec l’eau du bain: comme tout instrument, l’Évaluation d’Impact sur la Santé a aussi ses effets secondaires indésirables.
Si vous replacez l’Évaluation d’Impact sur la Santé dans un contexte avec d’autres instruments similaires, comme l’étude de l’impact sur l’environnement, quelle est l’importance de cette Évaluation d’Impact sur la Santé?
Pour moi, l’Évaluation d’Impact sur la Santé est, après l’étude de l’impact sur l’environnement, la deuxième évaluation d’incidences qui mérite vraiment d’entrer dans le débat politique. L’étude d’impact sur l’environnement est apparue il y a environ 30 ans, au moment de la crise pétrolière et du dépérissement de la forêt. Et elle est aussi un peu plus simple que l’EIS. Il est relativement facile de décrire et de mesurer ce qui touche à l’environnement. En matière de santé en revanche, nos connaissances sont encore assez lacunaires. La notion de santé est très subjective, chaque personne a sa propre représentation de la santé. C’est d’ailleurs un grand problème dans le cadre de la loi sur l’assurance-maladie, car si la notion de santé est floue, celle de la maladie l’est aussi. Comment dès lors, face à cette imprécision, savoir exactement ce que nous devons assurer et quel risque nous voulons vraiment assurer.
L’apparition de l’EIS, à la fin des années 1980, a immédiatement suscité ma curiosité. Je me suis demandé comment il est possible de mesurer les effets potentiels d’une décision politique sur la santé. D’abord sceptique, ce n’est que par la suite que j’ai découvert les méthodes et instruments qui en faisaient partie et que j’ai compris ce à quoi ils pouvaient servir. Plus facilement identifiable, l’Évaluation d’Impact sur la Santé pouvait intégrer l’agenda politique.
Pour revenir à votre question, il y aura toujours des décisions politiques qui ne portent pas principalement sur la santé. Je pense que c’est bien ainsi. La santé n’a pas la suprématie dans ma vision du monde mais elle doit faire partie du débat public. Elle est l’un des facteurs dont il faut tenir compte, à côté d’autres, tels que l’environnement, la sécurité, la prospérité, la croissance économique, etc. Les priorités sont fixées en fonction des situations.
Pour un dossier important, disons un projet de construction d’une route, il faudrait donc examiner le projet sous l’angle de la santé, de la mobilité, de l’industrie, de l’économie, des PME, etc., et évaluer ses avantages et ses inconvénients. Quel serait le résultat du débat et de la pesée des intérêts? Tantôt en faveur de la santé, tantôt peut-être en faveur de l’environnement ou de l’économie. Est-ce là votre vision du processus de décision politique?
Oui, comme je l’ai déjà dit, la santé est l’un des éléments à prendre en compte. L’invention de la notion d’Évaluation d’Impact sur la Santé est certainement un avantage, de même que sa définition et son intégration dans le discours politique, mais il faut toujours peser les intérêts, et la santé ne l’emporte pas systématiquement.
Pouvez-vous nous citer un exemple?
Au milieu des années 1990, je travaillais à la policlinique médicale à Lausanne, et nous recevions un grand nombre de migrant-e-s bosniaques, parmi lesquels beaucoup de femmes âgées qui avaient perdu leur mari ou leur fils à la guerre. Les directives des médecins cadres, à l’époque, étaient qu’il fallait absolument contrôler leur taux de cholestérol, leur tension, etc. Mais le problème n’était pas là pour ces femmes, c’était même un non-sens. Elles cherchaient avant tout à redonner un sens à leur vie et ne se souciaient pas de leur taux de cholestérol. J’évoque cet exemple pour illustrer le problème au niveau collectif. Si une population est pauvre et n’a pas assez à manger, qu’importe le bruit d’une rue et son danger potentiel pour l’audition.
«La santé n’a pas la suprématie dans ma vision du monde mais elle doit faire partie du débat public.Elle est l’un des facteurs dont il faut tenir compte, à côté d’autres, tels que l’environnement, la sécurité, la prospérité, la croissance économique, etc.»
Plus une société parvient à satisfaire ses besoins, plus elle peut se permettre un examen exigeant et subtil des questions de santé. Quant aux décisions politiques, elles se fondent toujours sur une évaluation de valeur dans un secteur de vie déterminé. La question omniprésente est de savoir quelle est le poids de la santé dans telle ou telle situation. Autrefois, je partais du principe que la santé prime sur tout. Aujourd’hui, j’ai conscience qu’il ne doit pas toujours en être ainsi: la santé est un moyen, pas un objectif en soi!
Comment cette évolution s’est-elle opérée en vous?
Souvent, on ne voit que le secteur dans lequel on travaille, ce qui était également mon cas. J’ai longtemps travaillé dans le domaine de la santé publique. On acquiert un vocabulaire particulier à son propre domaine pour lire la réalité. Mais si l’on dispose d’autres vocabulaires aussi, le monde a soudain un autre aspect. Finalement, c’est toujours une question d’intérêts, d’idéologies, de valeurs.
On peut donc saluer la diversité des instruments, car elle contraint les groupes à peser les intérêts et à réfléchir sur les différents aspects d’un projet. Les processus de décision gagnent-ils en transparence?
La majorité des lois fédérales sont d’abord des projets. Puis, les parlementaires reçoivent les messages appropriés dans lesquels l’impact d’une future loi sur les différents domaines, par exemple sur l’économie, sur le budget de la Confédération, sur les relations avec l’Europe, sur la croissance économique, etc., doit être démontré. Donc, pourquoi ne pas réfléchir aussi à l’impact sur la santé? Sans exagérer bien sûr, et sans lancer un projet national de recherche pour chaque message. Ce serait tout à fait disproportionné. Il est toutefois important de développer des instruments aptes à décrire l’impact potentiel sur la santé de projets à grande portée. Les débats parlementaires y gagneraient en transparence puisqu’on aurait vraiment pesé les intérêts.
Tournons-nous vers l’instrument à proprement parler: comment l’ancrer, d’un point de vue très pragmatique, dans les différents services de l’Administration pour qu’il déploie ses effets?
Quelqu’un doit prendre la direction des opérations. A mon sens, ce devrait être le service de la santé au niveau cantonal et l’Office fédéral de la santé publique au niveau fédéral. A eux de diriger les choses, de développer la méthode, de documenter les bonnes pratiques, d’observer les évolutions internationales, etc. Une liste de contrôle simple devrait permettre aux offices qui travaillent, par exemple, sur une nouvelle loi sur les transports ou une loi sur le chômage, de trouver rapidement et facilement si la loi en question peut avoir un rapport quelconque avec des questions de santé. Dans l’affirmative, un groupe interdisciplinaire devrait fixer la marche à suivre.
«La culture de l’Évaluation d’Impact sur la Santé ne parviendra à s’imposer que par des moyens pragmatiques et libres de tout apriori.»
Ce faisant, il faut éviter, et je parle ici en tant que médecin cantonal tessinois qui en a fait l’expérience, que la santé ne monopolise toute l’attention au détriment d’autres secteurs politiques, faute de quoi on s’expose à un désintérêt des services sans lien avec la santé qui ne veulent pas de lutte de pouvoir. Ce serait l’impasse. La culture de l’Évaluation d’Impact sur la Santé ne parviendra à s’imposer que par des moyens pragmatiques et libres de tout apriori.
Pouvez-vous imaginer que l’évaluation d’impact sur la santé devienne aussi importante que l’étude d’impact sur l’environnement?
Absolument, j’en suis convaincu depuis le début. Aujourd’hui, l’étude d’impact sur l’environnement est passée dans les mœurs. La jeune génération, qui a grandi avec, ne peut même pas imaginer qu’un grand projet commence sans qu’on ait au préalable examiné son impact sur l’environnement. C’est à cela que je pense lorsque je parle de culture. L’Évaluation d’Impact sur la Santé n’en est qu’à ses débuts.
Que faut-il pour que l’EIS devienne naturelle? Une certaine pression, par exemple une contrainte ou une règle qui en fasse une norme ne serait-elle pas nécessaire?
Oh non, surtout pas de contrainte! Cela signerait l’arrêt de mort de l’EIS. En Suisse, les contraintes sont très mal perçues. Heureusement, la future loi sur la prévention ne prévoit pas de contrainte mais laisse au Conseil fédéral la liberté de faire exécuter, le cas échéant, une Évaluation d’Impact sur la Santé dans des projets d’ampleur particulière.
Pourtant une culture de la pensée multisectorielle est nécessaire – c’est-à-dire dépasser le cadre de son propre secteur, penser aussi pour et avec les autres et développer une conscience des conséquences de ses actes. Cela s’applique bien entendu aussi à la politique de la santé qui, par exemple, doit évaluer l’impact économique et sociopolitique de ses mesures. Le grand défi consiste à propager cette pensée multisectorielle.
Oui. Pour moi, l’Évaluation d’Impact sur la Santé est – de manière un peu ‘cavalière’ – une sorte de cheval de Troie qui permettra à la pensée multisectorielle de se propager. Appliqué à la politique de la santé, cela signifie qu’il faut prendre ses distances envers une pure politique de la prise en charge des soins au profit d’une véritable politique de la santé qui comprend également des aspects économiques, sociaux et financiers. Inversement, une Évaluation d’Impact sur la Santé fera prendre conscience aux spécialistes de l’économie et de la finance que certains de leurs projets ont des liens étroits avec la santé. Il devient dès lors possible d’inclure différents départements dans l’élaboration d’une politique de la santé qui ne sera plus le fruit de réflexions menées exclusivement au Département de l’intérieur.
L’Évaluation d’Impact sur la Santé est, à mes yeux, un premier pas vers une prise de conscience des questions de santé en dehors du secteur classique de la santé (les soins). Il faut avancer prudemment, certainement pas par contrainte, mais peut-être avec des incitations et de l’humour. Convaincre sans faire peur que l’EIS est une chose pleine de bon sens.
C’est pourquoi ma conclusion est la suivante: premièrement, l’Évaluation d’Impact sur la Santé est une philosophie autant qu’un instrument. Deuxièmement, l’Évaluation d’Impact sur la Santé est une sorte de cheval de Troie pour dépasser une pure politique de soins aux malades et parvenir à une politique multisectorielle de la santé. Et troisièmement, l’Évaluation d’Impact sur la Santé doit être introduite de manière pragmatique, à l’aide de projets pilote simples. La confiance et le respect des autres politiques sont une condition sine qua non à l’acceptation du principe des évaluations d’impact sur la santé.
Pour terminer, renversons les choses. A quoi ressemblerait le système suisse de la santé aujourd’hui si l’impact financier des mesures de politique de la santé devait systématiquement être évalué?
Mais c’est ce que l’on fait. Nous parlons régulièrement de l’impact financier des mesures de politique sanitaire: la restructuration du système hospitalier est liée à la question financière, l’introduction de Managed care aussi, tout comme le regroupement de la médecine de pointe. Pas besoin d’agir ici, nous parlons suffisamment d’argent. En revanche, nous devrions parler davantage de l’impact sur la santé de la politique financière ou de la politique sociale. Quel est, par exemple, l’impact sur la santé d’une assurance chômage trop généreuse ou trop parcimonieuse?
«La jeune génération, qui a grandi avec, ne peut même pas imaginer qu’un grand projet commence sans qu’on ait au préalable examiné son impact sur l’environnement. C’est à cela que je pense lorsque je parle de culture.»
Personne n’en parle. Il manque cette connexion qui est pourtant essentielle. Pour ma part, je ne l’ai pas toujours eue, je commence seulement aujourd’hui à la développer. Ainsi, certains domaines gris ont pris des couleurs pour moi aujourd’hui et j’ai compris que mon domaine n’est pas le nombril du monde et que tout le reste n’est pas qu’accessoire.
Notre interlocuteur
Ignazio Cassis, né en 1961, docteur en médecine, est originaire du village tessinois de Sessa (Malcantone, à l’ouest de Lugano).
Après des études de médecine à l’Université de Zurich (diplôme en 1987), il se spécialise en santé publique, en médecine interne ainsi qu’en prévention et santé publique. De 1996 à 2008, il est le médecin cantonal du Canton du Tessin et membre des Commissions fédérales pour les problèmes liés au sida et pour les problèmes liés aux drogues. Il est chargé de cours aux Universités de Lausanne et de Lugano. Cassis est vice-président de la FMH depuis 2008.
Depuis 2004, il est conseiller municipal de Collina d’Oro. En 2007, le politicien libéral tessinois a été élu au Conseil national où il est notamment membre de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique.
Cassis est marié et habite à Collina d’Oro.