
«Créer l’égalité des chances est une mission de l’État.»
Mai. 2010La prévention est rentable!
Entretien avec Markus Zimmermann. Qui est responsable de la santé des individus et de la société? Comment les moyens limités doivent-ils être investis pour la prévention et la promotion de la santé? Un entretien avec l’éthicien et théologien Markus Zimmermann sur les défis éthiques dans la politique de la santé.
spectra: Face à des structures et des valeurs sociales toujours plus complexes et pluralistes, qui est responsable de la prévention et comment les moyens doivent-ils être utilisés? Quelles sont les réflexions éthiques qui s’imposent dans ce contexte?
Markus Zimmermann: En tant que spécialistes de l’éthique, nous analysons le contenu de valeur des décisions et des actes. D’une manière générale, toute action politique est intéressante pour nous, et en particulier celles qui, comme la prévention, coûtent plus d’un milliard de francs par an. L’éthique traite fondamentalement deux thèmes: l’équité et la vie réussie, deux points centraux pour la prévention.
L’objectif essentiel de la prévention est de permettre aux individus de vivre aussi longtemps et en aussi bonne santé que possible.
A mon sens, la prévention poursuit quatre objectifs différents qui ne sont pas tous indiscutables au niveau éthique. Le premier est de protéger la société, notamment contre des maladies infectieuses telles que le sida ou le cancer du col de l’utérus. Bien que le besoin d’agir soit incontestable ici, les campagnes de vaccination ne font pas l’unanimité. Un second objectif consiste à établir une équité au sens d’égalité des chances. Les personnes défavorisées ont, en Suisse aussi, une espérance de vie sensiblement moins élevée. La prévention veut créer ici davantage de justice. Le troisième objectif est de permettre aux gens de vivre une vie réussie, c’est-à-dire d’augmenter leur bonheur, de réduire les dépendances, etc. En la matière, la promotion est une entreprise audacieuse car le bonheur peut avoir des acceptions très diverses. La santé est un bien particulier dans la mesure où elle conditionne la réalisation d’autres objectifs.
«La mesure de l’économicité est liée à la notion de qualité de vie.»
Mais, si elle remplace d’autres objectifs, voire devient le but principal dans la vie, la déception est programmée: la santé est, certes, un bien qui rend possible, mais pas un but en soi, capable de garantir une vie pleine de sens. Le quatrième objectif est de faire des économies, ce que je considère comme une illusion. Bien sûr, personne ne tergiversera sur les économies que la vaccination contre la rougeole génère en termes de traitement et de conséquences possibles, mais c’est simpliste. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’une prévention et une promotion de la santé réussies conduiront à augmenter les dépenses de santé dans une perspective globale. En effet, si une personne décède à 50 ans d’un cancer du poumon, elle revient beaucoup moins cher que celle qui vit en pleine santé jusqu’à 95 ans. Le véritable critère, ce ne sont pas les coûts, mais l’économicité, l’efficacité au regard des coûts. Il existe des mesures, certes onéreuses, mais malgré tout efficaces au regard des coûts.
Donc, de manière un peu provocante, la personne qui décède en pleine santé le jour de son départ à la retraite est celle qui reviendrait le moins cher à la société.
Oui. J’insiste sur ce point, car la mesure de l’économicité est liée à la notion de qualité de vie. Il ne s’agit pas uniquement de valeurs mesurables, mais aussi de jugements qualitatifs comme c’est le cas avec les QALY (année de vie ajustée par sa qualité) qui servent fréquemment d’échelle de mesure. Les adversaires de la prévention, à l’instar de Peter Zweifel, préfèrent en revanche présenter des calculs sur la base de la disposition à payer des citoyennes et des citoyens. Ils demandent par exemple aux gens ce que vaut pour eux la restriction du libre choix du médecin: 40 ou 50 francs par mois? Mais les résultats de ce type d’études ne disent rien sur l’économicité des mesures.
C’est précisément l’argument des détracteurs des restrictions préventives qui brandissent le spectre de la culture de l’interdit. Buvons, fumons et mangeons tout ce que nous voulons. Trop de règles tuent la liberté, et la liberté est finalement pour beaucoup un bien plus précieux que la qualité de la vie et que quelques années supplémentaires.
C’est également mon avis. Mais, comme je l’ai déjà dit, la prévention poursuit des objectifs divers, et celui de l’équité ne succombe pas devant l’argument de la liberté. Je préfère renoncer à l’objectif de rendre les gens heureux et, donc, à celui qui veut me guérir de mes dépendances. Nous devrions, ici, nous interroger sur la vision qui est à la base de tout cela. S’il s’agit de créer un homme libre de toute dépendance, et j’ai cette impression devant certaines campagnes de publicité, on passe complètement à côté de l’homme. Supprimez les dépendances, vous supprimerez l’homme. Mais si vous dites que certaines nouvelles maladies telles que l’obésité sont en forte corrélation avec des conditions socioéconomiques déterminées, alors nous avons besoin d’une prévention structurelle et non d’une prévention comportementale. Il faut soutenir cet aspect de la prévention d’un point de vue socio-éthique dans la mesure où il s’agit d’établir l’égalité des chances dans la société. Créer l’égalité des chances est une mission de l’État.
Pouvez-vous nous citer un exemple?
Chez nous, certains enfants prennent leur repas de midi hors du foyer familial et ne sont pas toujours rassasiés. En effet, pour tenir compte des enfants obèses, les portions sont relativement frugales. Au final, quelques enfants retournent à l’école avec la faim au ventre, d’autres achètent des sucreries au kiosque. Il est illusoire de croire que rationner la nourriture pourrait avoir une influence sur l’obésité d’enfants âgés de 6 à 12 ans. Pour louables qu’ils sont, ces motifs n’engendrent que souffrance. Sans parler des affiches que je trouve discriminatoires, comme celles avec les énormes sièges destinés à faire peur. En revanche je trouve pertinente la prévention comportementale axée sur l’éducation, les postes de travail, le soutien aux familles monoparentales, etc. Nous pouvons ainsi au moins espérer une réduction du nombre de futurs adultes obèses.
Que pensez-vous des mesures de prévention comportementale destinées à l’industrie alimentaire et qui réclament moins de gras ou de sucre dans les produits, ou encore de ne pas placer d’aliments trop riches près des caisses?
Il y a sûrement de bonnes idées à exploiter ici, à la condition fondamentale, dictée par un souci d’éthique, que l’on puisse démontrer l’effet réel d’une mesure au regard des objectifs fixés.
Que pensez-vous de la future loi sur la prévention, actuellement devant le Parlement?
Dans la mesure où il s’agit d’une loi-cadre et non d’interdictions ou de prescriptions pures, je la trouve importante, tout comme je considère pertinente la création d’un institut national.
«Plus l’homogénéité et la possibilité de participation sont grandes au sein de la société, plus l’espérance de vie moyenne est élevée.»
Je salue également toutes les études qui se penchent sur l’efficacité de mesures concrètes. Permettez-moi de mentionner à cet égard les publications de Michael Marmot (p. ex. The Status Syndrome: How Social Standing Affects Our Health and Longevity, London 2005) dans lesquelles il parvient à démontrer que le statut social, le contrôle de sa propre vie et le degré d’intégration sociale déterminent largement l’état de santé.
Selon vous, qui ou qu’est-ce qui est responsable de la santé d’un individu, d’une famille ou d’une société?
Bien entendu, chacun est avant tout responsable pour lui-même, et les parents pour leurs enfants. De même l’école, l’employeur et l’État portent une coresponsabilité. Au niveau de l’État, l’objectif devrait être, comme dans la politique d’éducation, l’établissement de l’égalité des chances, c’est-à-dire l’idée de permettre à chacune et à chacun d’assumer la responsabilité de sa vie et de la concevoir selon sa propre idée.
Revenons à l’égalité des chances. On sait encore trop peu si les programmes de prévention touchent réellement aussi les personnes défavorisées …
Oui, c’est une question difficile. Monsieur Zeltner avait une fois présenté dans un exposé les déterminants de la santé suivants: les soins, à concurrence de 10% seulement, l’environnement familial, social, professionnel, etc., à hauteur d’environ 50%, l’environnement pour 20%, le mode de vie pour 20% aussi et encore 20% pour les prédispositions génétiques. En d’autres termes, les soins ne contribuent à la santé que pour une infime partie. C’est le problème central de la santé publique: la vraie santé, c’est la vie sous ses aspects les plus divers, ce qui est difficilement tangible.
Que faire pour aplanir les différences, réduire le fossé entre riche et pauvre?
Nos efforts devraient porter sur l’existence de rapports équilibrés. En la matière, la Suisse n’a pas à rougir. Exception faite d’une couche sociale supérieure largement isolée, il existe une bonne cohésion sociale: la majorité des gens ont le sentiment d’appartenir à la société et ne ressentent pas d’exclusion. Toutefois, les choses changent peu à peu: comme dans les pays voisins, on voit apparaître, notamment dans les centres commerciaux, deux lignes de produits, une chère et une bon marché. C’est le signe clair que le fossé social se creuse. Les débats sur le rationnement signalent l’apparition d’une évolution similaire dans le domaine des soins de santé qui, à mon avis, pose problème. Des épidémiologistes comme Michael Marmot ont pu montrer que plus l’homogénéité et la possibilité de participation sont grandes au sein de la société, plus l’espérance de vie moyenne est élevée.
La justice ou l’équité est-elle l’objectif suprême qui peut coûter ce qu’il veut?
Compte tenu de la pénurie générale de ressources, l’équité est toujours aussi une équité de répartition. Avec le progrès technique et les traitements toujours plus onéreux, il devient nécessaire d’aborder l’aspect d’économicité des soins de santé. Laissons de côté, par souci d’équité, les mesures inefficaces au regard des coûts, car les moyens sont insuffisants, et investissons là où cela est pertinent et juste.
Face à l’explosion des coûts n’est-ce pas aussi un devoir éthique pour les citoyens de ne pas gaspiller ce bien dans lequel l’État investit tant d’argent?
Naturellement il existe aussi une responsabilité envers soi-même et sa propre santé, et ce non seulement pour des raisons financières. La nouvelle éthique a un peu perdu cette idée d’engagement volontaire pour la remplacer, dans la lignée de l’individualisme montant, par des notions telles que la liberté et le propre intérêt. C’est ce que l’on observe avec le suicide qui traduit bien le déplacement des valeurs face à sa propre vie.
«Supprimez les dépendances, vous supprimerez l’homme.»
Mais encore un mot sur la prétendue explosion des coûts. Je voudrais souligner qu’il n’y en a pas, que nous vivons bien plus, depuis les années soixante, une extension des coûts de santé de 2 à 4% par an. Ce n’est pas une explosion. Si quelque chose «explose», ce sont les primes. Ces dernières augmentent en tout cas beaucoup plus fortement que les coûts de santé. C’est un phénomène qui mérite une explication. Pour ma part, je pense que si la prospérité et les progrès médicaux poursuivent leur évolution ces prochaines années, la courbe des coûts évoluera de la même manière, en hausse régulière de 4% environ par an. En effet, les moteurs de coûts sont le progrès et la prospérité et tous deux sont généralement fort appréciés. La responsabilité personnelle était un mot magique qui a reflété l’individualisme massif dans la société. Il est désormais apparu que, pour atteindre les objectifs de santé, il faut davantage insister sur la prévention structurelle que l’on avait pensé dans les dernières années.
«Laissons de côté, par souci d’équité, les mesures inefficaces au regard des coûts, car les moyens sont insuffisants, et investissons là où cela est pertinent et juste.»
L’appel à l’individu, c’est-à-dire la prévention comportementale seule ne suffit pas; des libéraux comme le Conseiller aux États Felix Gutzwiller pensent la même chose.
Venons-en à la question de cette répartition des charges. Si les coûts de santé augmentent toujours plus par rapport au produit national brut, pour atteindre 15%, cela signifie donc aussi que notre société est plus malade.
Non. Mais la prospérité croissante nous permet d’avoir plus de temps pour nous occuper de notre santé et de notre corps. Nous avons davantage d’argent à disposition pour l’investir dans la santé et notre espérance de vie moyenne s’allonge, en même temps que les maladies chroniques et les dépendances. Nous parlons toujours de 60 milliards. Ce chiffre contient beaucoup de choses dont nous n’avons pas véritablement besoin. D’un point de vue socio-éthique, il s’agit d’abord de quelque 20 milliards financés par la solidarité, c’est-à-dire les coûts des soins de santé de base, qu’il ne faut pas perdre de vue. Pour les autres dépenses, elles vont rapidement dépasser la limite des 100 milliards si le PNB continue à évoluer de la même manière ces prochaines années. D’un point de vue de justice éthique, l’objectif central est de garantir à long terme des soins de santé de grande qualité pour tous. Et cela concerne avant tout les soins de base. Ce qui se passe au-delà, en matière de nouvelles possibilités de traitement dans les domaines du bien-être, de la cosmétique, des produits anti-âge et de l’amélioration en général, concerne d’abord le domaine des sens et de la vie réussie et seulement ensuite l’équité de répartition.
Nous avons parlé de responsabilité personnelle et de retour sur investissement. Les années nonante ont vu l’émergence d’un très fort individualisme. Sentez-vous les prémices d’un retour à l’idée de solidarité qui devrait toujours être le moteur central dans un système d’assurances sociales?
Je crois que l’on va vers un changement de mentalité, vers un plus fort accent sur le collectif et la communauté, avec tous les dangers que cela peut comporter. Les premiers signes apparaissent déjà. Des thèmes tels que l’amélioration de l’homme en tant qu’être générique, la relativisation des intérêts particuliers et de l’autonomie reviennent au goût du jour, et même l’idée d’eugénisme est de nouveau avouable si vous observez attentivement les débats autour du diagnostic génétique et du handicap. Les utopies de santé, souvent décrites comme dystopies au sens des dictatures sanitaires, nous rappellent la fragilité de la notion de liberté individuelle. Vous avez vu le côté positif en employant le mot «solidarité» et il y aurait certainement beaucoup de choses positives à redécouvrir avec la solidarité.
Revenons à la volonté démocratique. Les personnes plus pauvres et socialement défavorisées cautionneraient-elles la prévention?
Je pense que oui s’il s’agit de mesures pertinentes qui intègrent une juste mesure de prévention structurelle. En Angleterre, l’expérience montre que l’interdiction de fumer ne s’impose pas dans les couches sociales inférieures: c’est comme si on voulait les spolier aussi de leur dernier plaisir. Ces gens arrivent de toute manière à trouver 10 francs pour un paquet de cigarettes, quitte à souffrir de la faim. Il est désormais démontré que brandir uniquement les effets nocifs du tabagisme ne suffit pas pour atteindre les groupes fortement concernés. En revanche, des salaires raisonnables et de meilleures conditions d’emploi auraient certainement une influence. Je ne me fais pas d’illusion chez nous non plus: s’il est vrai que certains jeunes ne fument plus de tabac, ils ont découvert la marijuana ou la cocaïne, deux substances devenues relativement abordables et facilement accessibles ces dernières années.
Ne pensez-vous pas que l’interdiction de fumer pourrait aussi déclencher un processus sociétal transformant en évidence le fait de ne pas fumer? Les débats accompagnant les débuts du port obligatoire de la ceinture de sécurité ont été tout aussi vifs. Aujourd’hui, c’est devenu un automatisme.
Les gens pour qui la cigarette fait fonction de soupape auront besoin d’une autre soupape et la trouveront, s‘ils doivent abandonner le tabac. Quant à savoir si le produit de remplacement sera plus sain ou non, la question reste ouverte. En ce qui concerne le tabac, l’interdiction dans des locaux fermés se démarque des autres mesures puisque cela peut porter préjudice à d’autres personnes. Les interdictions dans ce domaine sont donc éthiquement justifiées. Ce n’est déjà plus le cas pour l’obésité, ce qui explique mon scepticisme face à des interdictions dans ce domaine. Pourquoi une personne ne devrait-elle pas être grosse? A mon sens, voir uniquement le côté mauvais du surpoids revient à manquer de clairvoyance. Si l’on pense au risque de fracture osseuse en cas de chute chez les personnes âgées, le surpoids peut devenir un avantage. N’oublions pas, en poursuivant nos objectifs, de toujours tenir compte correctement des contextes et des discours sociaux et ne nous limitons pas unilatéralement à des mesures physiques.
Notre interlocuteur
Markus Zimmermann-Acklin, docteur en théologie, né en 1962 à Niederlahnstein (D), vit en Suisse depuis 1983. Il est enseignant et chercheur au département d’éthique et de théologie morale de l’Université de Fribourg. Coéditeur de la revue Folia bioethica, il est membre du comité de rédaction du journal suisse d’éthique biomédicale Bioethica Forum, ainsi que vice-président de la Commission centrale éthique de l’Académie Suisse des Sciences Médicales. Parution récente: Bioethik in theologischer Perspektive. Grundlagen, Methoden, Bereiche, Freiburg i.Ue./Freiburg i. Br. 2010 (2e édition, 1ere édition en 2009).