« Les parties prenantes ne connaissent pas ou pas suffisamment les prescriptions ou ne s’en soucient pas. »
Sep.. 2018mHealth
Entretien avec Barbara Widmer. Les données relatives à notre santé sont particulièrement sensibles. De nos jours, des données sur tout et tout le monde sont pourtant collectées en permanence. Est-il encore possible de protéger les informations que les applications de santé mobile (mHealth) enregistrent nous concernant ? Dans cet entretien, la juriste spécialiste de la protection des données nous explique les plus grands risques que comportent les applications mHealth et ce que nous pouvons faire pour sécuriser nos informations.
spectra : Les applications mHealth récoltent des données relatives à la santé. Pourquoi ces informations sont-elles particulièrement sensibles ?
Barbara Widmer : Les données relatives à la santé sont particulièrement susceptibles de porter atteinte à la personnalité d’une personne. Je pense, par exemple, à la révélation non souhaitée d’un diagnostic médical défavorable. Beaucoup de personnes pensent n’avoir rien à cacher, mais cette position n’est valable ni de manière générale ni dans le domaine de la santé en particulier. Nous avons tous quelque chose à cacher, et on peut le comprendre. Les données sanitaires permettent en effet de déduire de nombreuses informations qui revêtent un grand intérêt pour différents acteurs du marché, comme les assureurs (assurance-maladie, perte de gains, invalidité, assurances-vie), les autorités, les employeurs ou encore l’industrie pharmaceutique.
« De manière générale, les versions payantes offrent plus de possibilités de gérer l'utilisation des données personnelles. »
À quel moment la collecte de données spécifiques à la santé par les applications mHealth devient-elle problématique ?
Dès lors qu’elle s’effectue à l’insu des utilisateurs, autrement dit, sans qu’ils n’aient donné leur consentement. Le traitement de données personnelles requiert soit l’accord des personnes concernées, soit une base légale. De manière générale, une personne ne consent valablement au traitement de ses données personnelles que si elle exprime sa volonté de manière libre et explicite, après avoir été dûment informée, et qu’elle a connaissance de la ou des finalités du traitement.
Quels sont les risques les plus importants que présentent les applications mHealth du point de vue du droit sur la protection des données ?
On dénombre en particulier trois types
de risques :
Tout d’abord, le risque de détournement
des informations. Selon la législation
sur la protection des données, elles ne
peuvent être traitées que dans le but qui
est indiqué lors de leur collecte. Or, l’utilisation
d’applications mHealth implique
régulièrement la mesure, la collecte et
l’analyse de valeurs. Il existe malheureusement
un risque que le fabricant ou
le prestataire procède en arrière-plan à
un traitement des données à d’autres
fins, par exemple publicitaires, sans que
les personnes concernées n’y aient
consenti.
Un deuxième facteur de risque est le
manque de transparence concernant le
traitement des données. Souvent, les
personnes utilisant des applications
mHealth ignorent en effet où ces dernières
enregistrent les informations, qui
peut y accéder et dans quelle mesure
elles sont transmises à des tiers.
Enfin, une lacune dans la sécurité informatique
peut constituer un troisième
type de risque. Selon la législation sur la
protection des données, les applications
mHealth doivent bénéficier d’une sécurité
informatique correspondant à l’état
actuel de la technique. Or, pour des raisons
de coûts, les fabricants réalisent
des économies à ce niveau, en particulier,
dans les versions gratuites, ce qui
compromet l’exactitude des données
(qui peuvent être faussées ou attribuées
par erreur à d’autres personnes à la
suite d’accès non justifiés). De plus, un
manque de sécurité informatique accroît
le risque de vol des données.
Comment tirer pleinement profit de l’utilisation des applications mHealth tout en limitant le risque d’abus ?
De manière générale, les versions payantes (et cela vaut aussi en dehors de la santé mobile) offrent plus de possibilités de gérer l’utilisation des données personnelles. Beaucoup de gens n’ont pas conscience que la gratuité des offres numériques n’est qu’apparente, car le prestataire se rétribue en évaluant les données collectées et en les vendant à des tiers selon les cas, souvent à l’insu des personnes intéressées. Une personne utilisant des applications mHealth devrait donc choisir des offres payantes et toujours s’informer des fins auxquelles les données sont collectées, qui peut y accéder, où elles sont stockées et dans quelle mesure elles sont transmises à des tiers.
« Si les données ne sont pas stockées das l'UE, la prudence s'impose. »
Comment les utilisateurs peuvent-ils se protéger, pour autant que cela soit possible ?
Il est tout à fait possible de se protéger. Les offres apparemment gratuites (voir réponse à la question 4) doivent toujours être considérées avec prudence. En outre, il faudrait toujours vérifier si une variante payante d’une application mHealth est disponible et, dans tous les cas, il devrait être possible d’obtenir des réponses aux questions suivantes : à quelle fin l’application mHealth collectet- elle des données, qui y a accès, où sont-elles enregistrées et sont-elles transmises à des tiers. Si une application ne permet pas de répondre à ces questions, il faut renoncer à l’utiliser, même si elle est payante.
Comment faire valoir ses droits sur des données qui se trouvent à l’étranger (Europe, États-Unis, Chine, Russie, Inde, etc.) ?
Cela dépend du pays dans lequel elles se
trouvent. Si elles sont stockées dans
l’Union européenne, on a bonnes
chances d’imposer la loi. L’UE a en effet
entièrement remanié sa législation sur
la protection des données et a introduit
différentes dispositions, plus strictes.
Ainsi, en cas d’infraction, les autorités
de surveillance européennes ont désormais
la possibilité d’infliger des
amendes élevées.
Si les données ne sont pas stockées dans
l’UE, la prudence s’impose. Bien que les
États-Unis disposent d’une législation
sur la protection des données, elle diffère
considérablement des conceptions
européenne et suisse. Dans des pays
comme la Chine, l’Inde et la Russie, ce
cadre légal est inexistant ou insuffisant.
Il est donc recommandé aux personnes
utilisant des applications mHealth de se
limiter à celles qui enregistrent leurs
données en Suisse ou dans l’UE.
« À mon avis, la force d'innovation d'une entreprise dépend beaucoup plus du droit sur les biens immatériels, du droit de la concurrence ainsi que de la politique nationale en matière d'emploi et de migration que de la législation sur la protection des données. »
Qui est responsable lorsqu’une application mHealth fournit de fausses informations ou tire des conclusions susceptibles de mettre ma santé en danger ?
Il n’est possible de répondre à cette question que de manière générale. Le fabricant ou le prestataire d’une application mHealth peuvent être mis en cause. S’il s’agit de la même personne, une action peut être engagée à son encontre en cas de dommage. S’il s’agit de deux personnes différentes, les choses sont plus difficiles, surtout si elles sont situées dans des pays différents. Dans ces cas-là, les questions entrant en ligne de compte sont les suivantes : avec qui a été conclue la relation contractuelle, quel for ou quel droit paraissent les plus adéquats ? Si une plainte est considérée, il est toujours recommandé de faire appel à un spécialiste en droit.
Pourquoi les données spécifiques à la santé sont-elles précieuses pour les entreprises ?
En collectant des données pendant une période représentative, puis en les évaluant, une entreprise est en mesure d’établir des profils de personnalité, lesquels peuvent être utilisés à des fins diverses, par exemple, pour effectuer des analyses de risque liées à la souscription d’assurance-maladie ou d’assurance- vie, pour proposer des offres publicitaires personnalisées (médicaments, produits lifestyle, dispositifs médicaux, etc.), pour optimiser des offres de marchandises et de prestations ou encore pour permettre à un employeur de mieux estimer les risques d’absentéisme pour cause de maladie chez un employé. Il n’est pas rare que des entreprises achètent des analyses de données réalisées par des tiers ou vendent leurs propres analyses. En exploitant ces fichiers, l’entreprise est mieux à même de planifier et de gérer ses opportunités et, surtout, les risques auxquels elle est confrontée, ce qui est un besoin vieux comme le monde dans le domaine commercial. C’est pour toutes ces raisons que les données sont si précieuses pour les entreprises.
Les lois plus strictes en matière de protection des données entravent-elles la force d’innovation des entreprises ? Ou encore : la législation sur la protection des données devrait-elle tenir compte des entreprises ? Jusqu’à quel point ?
Si l’on prend l’exemple de l’UE, on constate qu’une législation plus stricte en matière de protection des données ne constitue pas un frein à la force d’innovation des entreprises. Pour encourager les activités de recherche et de développement dans son marché intérieur, l’UE a remanié différents actes juridiques, parmi lesquels la réglementation sur la protection des données, qui a été significativement durcie. À mon avis, la force d’innovation d’une entreprise dépend beaucoup plus du droit sur les biens immatériels, du droit de la concurrence ainsi que de la politique nationale en matière d’emploi et de migration que de la législation sur la protection des données.
Selon vous, sur quels points la législation suisse en matière de protection des données devraitelle être adaptée ?
Pour ma part, je n’estime pas nécessaire d’adapter la législation sur la protection des données. Le problème réside davantage dans le fait que les parties prenantes ne connaissent pas ou pas suffisamment les prescriptions existantes ou ne s’en soucient pas (ce qui est malheureusement le cas de nombreuses personnes). Il faut donc accroître les efforts pour mettre en oeuvre la législation existante. En ce qui concerne les fabricants et les prestataires d’applications mHealth, l’UE et eHealth Suisse ont élaboré des guides assortis de check-list. De plus, la Suisse étudie la question d’un contrôle minimal centralisé des applications mHealth par un service étatique ou quasi étatique et entend renforcer les mesures de sensibilisation des utilisateurs.
Notre interlocutrice
Barbara Widmer représente la Conférence des Préposés cantonaux à la protection des données dans divers groupes de travail d’eHealth Suisse, notamment le groupe mHealth, qui aborde le thème des « terminaux mobiles » sous différents angles. Docteure en droit et diplômée en révision interne, Mme Widmer a suivi des études post-graduées en droit international économique. Ses recherches portent sur le droit de l’économie, de la propriété intellectuelle, de l’information et de l’UE, ainsi que sur les questions liées à la surveillance, qui nécessitent de nouvelles réponses depuis l’avènement de la numérisation.